Il y a matière à mesure

en toute chose

La mesure dans l'antiquité

De tout temps l'homme a été tenté de mesurer et quantifier l'univers qui l'entoure. La mesure des choses est considérée comme l'une des conditions du progrès des sciences et des techniques. L'accès à la mesure est une longue marche. On peut cependant tenter de fixer quelques étapes.

En Egypte, à l'époque des pharaons, les crues du Nil faisaient régulièrement disparaître les limites des champs sous un apport de limon fertile. Dès la crue terminée, les géomètres-arpenteurs se mettaient à l'oeuvre pour délimiter à nouveau les parcelles dans leurs dimensions et leur configuration antérieures.

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LES ARPENTEURS
Peinture de tombe
XVIIIe dynastie
Thèbes Ouest


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De même les âmes devaient être pesées devant le tribunal d'Anubis. Anubis vérifiant le peson de la balance du jugement.

D'après un papyrus funéraire, fin du Nouvel Empire.


Herophile, de l'Ecole d'Alexandrie, sa ville natale, fut le premier médecin grec connu pour avoir utilisé la clepsydre (instrument de mesure du temps) dans l'exercice de son art, au IIIe siècle avant l'ère commune. Il est hautement probable qu'il l'utilisa pour mesurer le pouls (mesure de fréquence) de ses patients. Quant à la pratique de l'estimation du pouls, elle remonte aux travaux d'un physicien de Thèbes à l'époque de la XVIIIème dynastie.

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La mesure du temps fut depuis toujours un sujet important. Citons ici David Ewing Duncan (2) «Raban Maur (vers 780-856), savant théologien, disciple d'Alcuin et auteur prolifique, il s'échina pendant bien des années de sa longue vie, à trouver le moyen de diviser l'heure en fractions les plus petites possibles. Idée louable sans doute, encore qu'on puisse s'interroger sur l'utilité pratique au IXe siècle, de son atome (de temps) qu'il définissait comme le 1/22.560 d'une heure, et sur le moyen de le mesurer avec une horloge à eau».

On doit à Giovani Dondi l'une des premières esquisses d'horloge mécanique en 1365 (Figure ci-contre), rendue possible par le système à échappement inventé quelques années plus tôt. Il n'était pas évident de faire admettre au dignitaires religieux que la mesure du temps était importante pour le commerce et les affaires. En effet, jusque-là le temps appartenait à Dieu et à lui seul. La partie s'annonçait difficile, puis quelqu'un eut l'idée de proposer l'installation d'horloges équipées de sonneries dans les clochers pour appeler les fidèles aux offices ainsi que dans les monastères pour rythmer la vie religieuse. A partir de ce moment là, la hauteur du soleil au-dessus de l'horizon perdit de son importance.


La mesure au moyen âge

Selon Alfred W. Crosby (1) l'évolution des mentalités en Europe, entre 1250 et 1600, a préparé le règne du chiffre et de la mesure, les occidentaux se sont épanouis dans la pantométrie, littéralement, la mesure de toute chose.

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LES MESUREURS, un tableau du XVIIe siècle, attribué à Hendrik van Balen, illustre cette phrase du poète romain Horace : « Il y a matière à mesure en toute chose ». Aussi précises que puissent devenir les mesures, cependant, les quantités infinitésimales resteront hors d'atteinte car toute unité de mesure praticable doit correspondre à un nombre standard.

En termes pratiques, la nouvelle approche était la suivante : réduire ce à quoi vous pensez au minimum requis par sa définition, le rendre visible sur papier ou tout au moins dans votre esprit, qu'il s'agisse de la trajectoire de Jupiter dans le ciel ou des fluctuations du prix des escargots dans les foires de Bourgogne, en réalité, ou en imagination, le réduire en quantas égaux. Il vous sera alors loisible de mesurer, c'est-à-dire de compter les quantas. L'engouement pour la mesure fut tel qu'au XIVe siècle, des savants du Merton College d'Oxford, songèrent à mesurer non seulement des qualités telles que la chaleur et la couleur, mais aussi des idées telles que la certitude, la vertu et la grâce. Cet engouement subsiste de nos jours, les instituts de sondage ne prétendent-ils pas mesurer l'opinion ?

Durant cette période intervinrent des facteurs décisifs : chiffres arabes, numération décimale, la lecture silencieuse instituée dans les universités au XIVe siècle. Ensuite la partition de musique, la perspective, et la comptabilité à double entrée permettront le développement des arts, des sciences et des affaires de la Renaissance.

Déjà Santorio Santorio (1561-1636), médecin et professeur de médecine théorique à Padoue, qui désirait suivre l'évolution de la fièvre chez ses malades, eut, le premier, l'idée de transformer l'appareil de Héron d'Alexandrie de manière à pouvoir mesurer le degré de chaleur. L'instrument qu'il conçut est un thermomètre à air, constitué par une petite boule de verre, surmontant un tube ouvert, long et étroit, qui plonge dans un vase plein d'eau. Lorsque le changement de température de l'air qui surmonte l'eau en fait varier le volume, celle-ci se déplace dans le tube, en colonne. Le malade introduisait la petite boule de verre dans sa bouche ou la tenait dans le creux de la main, puis Santorio notait le déplacement de la colonne d'eau. Il signala son instrument dans une publication de 1612 et le décrivit en 1630. Entre-temps, il l'avait doté d'une graduation décimale qui comprenait deux repères, obtenus l'un en refroidissant la petite boule par de la neige, l'autre en la chauffant à la flamme d'une bougie. Ainsi la réalisation de Santorio marquait le premier aboutissement d'une idée jusque là confuse, l'introduction de la mesure dans l'étude du chaud et du froid.

Si l'on pouvait envisager de mesurer la chaleur avant l'invention du thermomètre, pourquoi aurait-on hésité devant la mesure de la certitude, de la vertu et de la grâce (1). L'homme qui, à cette époque, commençait à rêver d'être la mesure de toute chose, devrait-il se résigner à n'être que celui qui mesure toute chose ?

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Dans le domaine de l'architecture, construction de châteaux, de cathédrales, on utilisait beaucoup la fameuse corde à treize noeuds, déjà connue dans l'antiquité et parfois appelée équerre égyptienne. Elle permet de définir une multitude de figures géométriques : angle droit, rectangle, triangle, cercle, ainsi que différents polygones. De même que l'on comptait sur ses doigts, on mesurait avec la main ou bien le bras. De la dérivaient des unités telles que le pouce (largeur du pouce), la paume, la palme, l'empan et la coudée. Voir figure ci-contre. Ces unités ne dérivant pas d'un étalon invariable, elles pouvaient différer, non seulement d'un royaume à l'autre, mais aussi d'une seigneurie à l'autre, d'une ville à l'autre. La mesure n'était donc ni précise ni fidèle. Une raison de plus pour saluer l'exploit des bâtisseurs de cathédrales.

Le système métrique

Mesurer c'est bien, mais pouvoir en exprimer le résultat dans une unité admise par tous c'est encore mieux. Afin d'éviter toute réaction de chauvinisme de la part des pays auxquels on destinait cette nouvelle unité, on ne lésina pas, on alla jusqu'à mesurer la terre.

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Si l'on se souvient (et qui ne s'en souvient pas ?) que déjà, dans un souci d'amélioration du calendrier, « [...] le calife Al-Mamoun ordonna qu'un observatoire fut construit à Bagdad en 826 de l'ère commune et un deuxième peu de temps après, à proximité de Damas. On organisa un réseau de points d'observation à travers tout l'empire permettant aux savants de se livrer à des expériences dans le domaine de la cosmographie. L'une de ces expériences était destinée à déterminer la circonférence de la terre, que les Arabes croyaient ronde : on fit prendre des relevés dans une plaine au nord de l'Euphrate, d'autres près de Palmyre dans le désert de Syrie et les spécialistes furent capables de calculer la mesure d'un degré du méridien, trouvant cinquante-six miles arabes deux tiers, avec une erreur de 950 mètres seulement.» (2)

Une longue période d'obscurantisme politico-religieux devait malheureusement faire suite à ces travaux d'avant-garde et ce n'est que plus de neuf siècles plus tard que Jean-Baptiste Delambre (1749-1822) et Pierre Méchain (1744-1804) furent mandatés par l'Académie le 13 avril 1791, pour aller mesurer le quart du méridien terrestre (6). Partant l'un vers le Nord, l'autre vers le Sud, ils mesurèrent au prix de moult aventures, la distance entre Dunkerque et Barcelone. L'expédition se déroula dans des conditions difficiles de 1792 à 1798. Il faut monter le matériel en haut des clochers, construire des signaux en bois si nécessaire, franchir des montagnes, braver le froid puis les fortes chaleurs, la méfiance des habitants et surtout une situation politique agitée. La longueur de cette portion de méridien fut mesurée par triangulation (7) avec toute la précision dont on était capable. Le résultat des mesures de Méchain et Delambre est étonnant : 551 584,7 toises, avec une erreur remarquable de seulement 8 millionièmes. La longueur du quart de méridien fut ensuite extrapolée à partir de ces données et trouvée égale à 5 130 740 toises. On notera au passage l'amélioration de la précision de la mesure, l'erreur passe de 950 mètres à 80 mètres en l'espace de presqu'un millénaire.

On décréta alors que le METRE, du grec metron mesure, serait la dix-millionième partie de ce quart de méridien. En février 1796, on fabriqua seize exemplaires en marbre destinés à familiariser le public avec cette nouvelle unité de mesure, il en reste de nos jours deux exemplaires, l'un est au 36 rue Vaugirard et l'autre au 13 place Vendôme à Paris. Par ailleurs on réalisa avec le plus grand soin un mètre étalon, le maître-mètre, dans un alliage de platine et d'iridium connu pour son faible coefficient de dilatation thermique. On plaça sous cloche ce mètre, qui est très beau, et on le déposa au pavillon de Bréteuil à Sèvres où tous les métrologues du monde peuvent venir comparer leurs étalons secondaires.

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A partir de 1840, l'utilisation du système métrique devient obligatoire en France. L'usage du METRE s'étend d'abord en Europe puis dans la plupart des pays du monde. Sauf aux Etats-Unis, et autres pays anglo-saxons, toujours en avance d'une technologie mais en retard d'une civilisation. Maintenant que l'on dispose d'un étalon de longueur bien définie et bien stable, à nous la mesure ! Bien que le système métrique soit légal, officiel et obligatoire en France n'allez pas croire que ce panneau indiquant une limitation de vitesse exprime des mètres par seconde. C'est un des aspects de cet humour si spirituel que pratiquent les descendants des Francs, consistant à toujours garder une exception pour confirmer une règle.

Si l'on se reporte à la Bible, depuis trois mille ans, une question lancinante était restée pendante : « Si tu le peux dis moi comment se propage la lumière ».
-- Job 38:19,24

James Clerk Maxwell (1831-1879) apporta d'abord une réponse au "comment" puis, en 1878, Albert A. Michelson et Edward W. Morley, à l'aide d'un astucieux dispositif à base de miroir et de roue à fentes, mesurent la vitesse de la lumière : 299 853 km/s à 50 km/s près. Michelson détient depuis le record de la plus grande vitesse jamais mesurée. Un record qui ne semble pas près d'être battu car, selon Albert Einstein ce serait même la plus grande vitesse mesurable, au moins en ce qui concerne un transport d'énergie ou d'information, dite vitesse de groupe par les physiciens.

On se souvient (... qui ne s'en souvient pas ?) que Saint Bonaventure (1221-1274), savant et supérieur général des Franciscains, affirmait solennellement que Dieu est lumière au sens le plus littéral du terme [...] et qu'il fonctionnait uniformément à travers l'espace et le temps (1), d'où l'on déduit immédiatement que Albert A. Michelson fut donc aussi le premier à mesurer la vitesse de Dieu. Ce qui n'est pas rien !

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Les dérives de la pantométrie

Le démon de la pantométrie taquinait le cerveau embrumé des économistes. Frederick Winslow Taylor (1856-1915) réalisa la première mesure pratique du temps d'exécution d'un travail. Ses recherches aboutirent à un ensemble de principes et de procédés que l'on nomma, fort justement, taylorisme. Comme la plupart des inventions, la mesure n'est ni une bonne, ni une mauvaise chose par elle-même, cela dépend de l'usage qui en est fait. Quelques esprits diaboliques ne pouvaient manquer d'en faire mauvais usage, ce qui fut fait et eut des effets particulièrement pervers.

Vers le milieu du XXe siècle, la taylorisation du travail battait son plein. On créa la spécialité de chronométreur : celui qui mesure le temps d'exécution de ses compagnons d'infortune. Une mesure que l'on n'avait encore jamais appliquée ni aux animaux, ni aux esclaves. C'est dire la place qu'occupe l'ouvrier salarié dans l'échelle des servitudes humaines. Puis... la possibilité de mesure étant acquise, pourquoi s'arrêter sur un si bon chemin ? Quand on sait mesurer on doit être aussi capable de moduler la grandeur que l'on mesure. Ainsi, si l'on mesure la vitesse d'un véhicule, on peut aussi faire varier cette vitesse en agissant sur un accélérateur ou un frein. Pourquoi ne pas appliquer ce principe à l'esclave taylorien ? C'est ce que firent quelques esprits dérangés. On inventa une musique dite fonctionnelle qui démarrait sur un rythme modéré en début de matinée puis ce rythme accélérait de façon très progressive et insidieuse jusqu'à l'épuisement final de l'opérateur. Les opérateurs les plus résistants pouvaient tenir à ce régime un temps considérable et produire des quantités que jusque là on n'aurait même pas osé imaginer. C'était vraiment un enfer (et pour le patron un paradis), d'où le nom de "cadences infernales" qui est resté. Ceux qui ont survécu à ces traitements inhumains évitent de les évoquer tellement ils ont honte d'être tombés si bas. Quant à ceux qui n'ont pas connu ces douceurs, inutile de leur expliquer car très peu sont en mesure de comprendre, par défaut du vécu. De nos jours les esclaves tayloriens ne produisent plus des marchandises mais des services et le chronométreur humain a été remplacé par un ordinateur. Pourtant le principe demeure et ses effets néfastes également.

Les étalons primaires

Dans un système de mesures cohérent, chaque unité doit être définie à partir d'un étalon primaire auquel les métrologues se réfèrent pour réaliser des étalons secondaires auxquels seront comparés les instruments de mesure proprements dits. Nous avons vu ci-dessus le METRE étalon, il existe aussi un KILOGRAMME étalon pour l'unité de masse, lui aussi conservé sous triple cloche. Quant à l'unité de temps, la SECONDE, elle était traditionnellement fournie par les astronomes à partir d'observations de la rotation de la terre.

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Ces étalons primaires, même protégés par leur triple cloche et malgré tous les soins dont ils sont l'objet, ne sont pas immuables. Le METRE et le KILOGRAMME sont sujets à usure aux cours des manipulations, quelques atomes en moins à chaque fois et peu à peu le KILOGRAMME diminue. Il faut être bien conscient qu'à ce stade de précision, une simple chiure de mouche serait susceptible d'ébranler les bases de la physique fondamentale. Quant à la SECONDE, on sait depuis longtemps que la vitesse de rotation de la terre n'est pas aussi constante qu'on l'avait supposé. On a donc cherché à substituer aux étalons matériels une grandeur physique reconnue ultra-stable et reproductible en tout lieu. C'est ainsi que depuis 1967 la durée de la SECONDE a été rattachée à la fréquence d'une raie spectrale du césium ionisé (2), le METRE a été rattaché en 1983 à la vitesse de propagation de la lumière dans le vide, c, qui vaut désormais exactement 299 792 458  ms-1 (3). Quant au KILOGRAMME, seule unité a être encore définie par un artifice matériel, il a bien résisté jusque là mais ses jours sont comptés car des travaux sont en cours pour le redéfinir à partir du nombre d'Avogadro (4)(5).

Bien sûr ceci n'est qu'un rapide survol du domaine de la mesure, rédigé pour le plaisir, dans un moment d'euphorie pantométrique et dans le but de faire ressortir certains de ses aspects les moins connus.

-- rleb, Avril 2007

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Les scientifiques emploient quelquefois des grand mots... Mais la réalité est souvent beaucoup plus simple.

Bibliographie

(1) Alfred W. Crosby, The Measure of Reality, Cambridge, University Press, 1997, ISBN 0521554276

(2) David Ewing Duncan, Le Temps Conté, Nil Editions, 1999, ISBN 2-84111-112-1

(3) http://smdsi.quartier-rural.org/metrologie/mhimbert.htm

(4) Ian Robinson, Weighty Matters, Scientific American, December 2006

(5) Ronald F. Fox and Theodore P. Hill, An exact value for Avogadro's number, American Scientist, March-April 2007

(6) Denis Guedj, Le mètre du monde, Editions du Seuil, ISBN 2-02-049989-4

... et aussi plus récemment

- Kilo : pour quelques atomes de plus, Courrier International n° 1254, du 13 au 19 novembre 2014

- Paul J. Karol, Weighing the Kilogramme, American Scientist, Volume 102, November-December 2014

    

File: mesure.html - Robert L.E. Billon, 2007-04-17 - Last update: 2014-11-17